Association de la lysimaque
Colloques, publications de psychanalyse
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Association de la lysimaque, colloques

Mathématique et psychanalyse

Littérature et psychanalyse (I)
Le monde et le pantalon

Marie-Claude Hubert

René Lew

 

les 1er et 2 février 2025

à l’ITP

83 boulevard Arago, 75014 Paris

dans l'amphithéâtre 

 

Argument

     Depuis le vieil Eschyle, depuis Sophocle et son Œdipe Roi, la littérature a tenté de décrypter l’inconnaissable de la folie, qu’il s’agisse de la folie du pouvoir ou de la folie au sein de la cellule familiale, elle s’est intéressée au rêve, particulièrement depuis Gérard de Nerval, elle a tenté d’apprivoiser la mort. Depuis Freud, littérature et psychanalyse ont partie liée. Rappelons que ce sont les Surréalistes qui ont introduit sa pensée en France. Le Manifeste du surréalisme, dès sa première version en 1924, commence par un triple éloge, celui de l’imagination que l’on perd trop souvent au sortir de l’enfance, celui de la folie, et enfin celui de Freud. Les écrivains, quand bien même ils rejettent la psychanalyse, comme Giraudoux ou Montherlant, se positionnent par rapport à elle. La plupart d’entre eux, tel Ionesco, affirment que Freud a radicalement transformé la lecture des textes littéraires. Beckett, qui a toujours été un grand lecteur des théories psychiatriques et psychanalytiques, ne cesse d'interroger les caprices de la mémoire, le retour en boucle du souvenir. Son œuvre est une vaste méditation sur leur fonctionnement, surtout lorsqu’ils sont parasités par quelque chose qui est de l’ordre de la folie. Essayant de dire l’indicible, elle nous emmène aux portes de la mort, tout près du vide. Grand lecteur de Freud lui aussi, Arthur Adamov, qui a sombré dans la psychose, prête à ses personnages son propre sentiment persécutoire. Nathalie Sarraute traque les non-dits, les « tropismes » qui brusquement révèlent le préconscient. Les traumatismes qu’ont engendrés les guerres et les grands génocides du XXème siècle, le goulag et les camps de concentration nazis, sont également l’objet de la méditation de bon nombre d’écrivains, tels Claude Simon, Jean-Claude Grumberg, et bien d’autres. On pourrait multiplier les exemples des auteurs qui formulent les mêmes interrogations que les psychanalystes sur la psyché. Seuls diffèrent les angles d’attaque. Leur confrontation sera l’objet de ce colloque.

Marie-Claude Hubert,

le 17 juillet 2023

*

    On s’intéressera aussi pour beaucoup à tous ceux qui ont précédé la psychanalyse dans leur propos. Au point que tant Freud que Lacan ont reconnu leur être redevable.

     Sur l’axe de ce colloque comme Marie-Claude Hubert le définit, je grefferai la charpente de ce qui vient questionner la structure signifiante des textes comme des sujets.

R.L.

*

Un « au-delà du roman » ou bien l’écriture au-delà ?

    Dans le chapitre qu’il intitule « Au-delà du roman »[1] Maurice Nadeau considère l’écriture de Jean Reverzy, celle de Pierre Klossowski et celle de Samuel Beckett. Il en souligne « cette réalité indicible de quoi la littérature est faite » (p. 150). Cela nous ramène à cette remarque d’Alain Robbe-Grillet[2] :

« Godot, c’est Dieu. Ne voyez-vous pas la racine God que l’auteur emprunte à sa langue maternelle ? […] Ou bien Godot, c’est la mort ; on se pendra demain si elle ne vient pas toute seule » (p. 125).[3]

    La mort est effectivement au rendez-vous des romans de Beckett (explicite dans Murphy, Molloy et Malone meurt…), comme de ses pièces de théâtre. Ensuite ce qu’on imagine comme mort effective est conditionné par ce que Freud appelle « pulsion de mort », le pendant existentiel de la castration dans le langage : le langage se châtre lui-même à ne plus tenter de saisir une réalité qui échappe de toute façon, y compris au travers de ce qu’elle conditionne (récursivement) de psychique (en termes de « réalité psychique » de Freud).

     Au fond, c’est la coupure (la barre portée sur l’Autre et sur le sujet, selon Lacan) qui est déterminante des choses et par son intermédiaire l’est aussi le vide inhérent à toute signifiance et qui n’est opératoire que pour lui faire induire, à celle-ci, quelque signification. L’Innommable et Comment c’est[4] vont dans ce sens. Au total c’est l’infondé qui domine, à attendre dialectiquement comme un fondement de non-fondement, comme l’existentiel subjectif se résume en jouissance, quant à elle d’autant plus existentielle.

      La cote affective (Affektbetrag de Freud) est ainsi ramenée au plus bas et le désir se fraye à partir de là une voie difficile à suivre.

      Aussi il n’y a pas à opposer Beckett à Joyce : dans les deux cas la littérature n’a qu’un seul objet : le langage lui-même (voir le chapitre 8, intitulé Anna Livia Plurabelle de Finnigans Wake).

     Mais cette « quête » n’est pas celle d’un « néant » (Nadeau) : elle devient celle de la lettre, dans sa littoralité[5] fondée de litura, fange, déchet, litière… C’est d’être de la merde[6] que la littérature se soutient dans les meilleurs des cas[7] et promeut l’objet a de Lacan, d’être abject à devenir mirifique (agalma). Mais la glaise appelle à se pétrir, à devenir sculpture en sens inverse de celle que le ciseau fait sortir du bloc de marbre. Le rien n’est de toute façon pas le néant ― il est la chose même, tendant à la cause, à revenir sur un supposé initium dont on se passe en fait (Ur-sache, Sache valant pour être un « truc »).

     Lacan, depuis un tel « éclatement » parle aussi de ravinement du discours et de ruissellement de petites lettres.[8]

     « Rien n’est plus réel que le rien », affirme Beckett (cité par Nadeau). La littérature contrevient ainsi à un ordre établi et régnant, prédicatif, prédictif et prescriptif. Le négatif fonde dialectiquement le positif qui en garde un goût de supposition. Aucune affirmation ― non plus celle-ci ― ne se départit d’incertitude (d’Unglauben, comme Freud le souligne à la fin de son œuvre).

     Aussi la littérature ― si elle se tient, si son discours tient[9] ― est-elle éminemment subversive ― comme le sujet n’est pas le moi et comme le protagoniste lui aussi (même situé en avant du chœur dont il est extrait) s’efface au travers du discours qu’il tient ― comme le psychanalyste choit et s’efface à tenir la rampe d’une « cure » bien menée. La littérature, c’est donc l’effaçon bien mené. Toute l’œuvre de Robbe-Grillet va dans ce sens.[10]

      Est-on en droit de soutenir que, sans ironie sur soi, il n’y a pas de littérature qui tienne ? En cela écrire ne se distingue pas de parler en psychanalyse. Le non-croire (le « doute », l’« incertitude » ?) ne peut que s’en prendre à soi-même et s’avérer le matériau princeps d’une déconstruction elle-même bien menée. De toute façon, en écrivant, on ne peut jamais que douter qu’on écrive ― absolument, c’est-à-dire sans modaliser l’écrire : ni l’écrire vraiment, ni véridiquement… comme, malgré Lacan, il n’y a pas à distinguer nettement « la psychanalyse vraie et la fausse »[11]. En effet Lacan souligne[12] que « nous devons entendre Freud quand il nous dit que[,] dans le rêve, seule son élaboration l’intéresse ». Autrement dit n’est à retenir que « l’articulation », du langage plus que des choses ― sachant qu’il n’y a de telles « choses » que sous des rapports. C’est là encore en souligner la fonctionalité.

      Le « désastre » n’est pas métaphysique, mais les désastres de la guerre (Goya), accrus par la technique moderne, et l’anéantissement des Juifs d’Europe (ne serait-ce qu’eux), facilité par la même technique, en « réalisent » l’importance proprement humaine. Pourtant ce n’est pas là question de « pulsion de mort », car celle-ci je la tiens pour fonder l’existence[13]. C’est que ladite humanité est traversée de choix logico-politiques, dont certains fondent une destructivité qui n’est ni ontologique ni pulsionnelle : ce serait plutôt un se-laisser-aller dans une confusion (entre intension et extensions fonctionnelles) de la destruction avec la pulsion dite de mort.

      Si « Dieu est dire » (Lacan), c’est à rappeler ces choix énonciatifs de nomination dont on peut éviter d’attendre éternellement un bénéfice quelconque (plus Lustgewinn, gain de jouissance, que profit pur et simple, car celui-ci ne tient pas compte de ce qui échappe de la parole dans le langage ou de la force de travail dans le travail et son résultat tangible). Le rappel de cet échappement est un lien « incestueux » du sujet ― tenant du signifiant qu’il métaphorise comme sujet ― avec le réel[14]. Et je dis « du sujet » (nouant un lien d’indécidabilité avec le réel) pour ne pas en souligner un moteur de vérité, par trop souvent illusoire.

      Maurice Nadeau note ainsi que le narrateur disparaît dans son discours et se réduit à ne devenir « plus qu’un être, ou un mythe d’être, subsistant à l’intérieur de n’importe quelle enveloppe monstrueuse » (p. 158). Parlant de l’Acropole, en étant surpris de l’évidence de son existence, Freud fait allusion à ce qu’il imagine comme une possible rencontre avec le monstre du Loch Ness auquel on ne croyait pas jusqu’alors. Pour moi le monstrueux de l’affaire serait plutôt ― philosophie de l’« être » aidant ― l’œuvre de Heidegger. Précisément le travail de Beckett contrevient à une telle descente aux Enfers : notre quotidien est un enfer de bonnes intentions… qui ne mènent nulle part. Rares sont les réalisations signifiantes. Et rares les œuvres qui tiennent la route. Rien de pire que la langue (d’Ésope à Théophraste et La Bruyère). Et « le langage, royal créateur, est également destructeur » (ibid.). L’inanité que pointe Mallarmé est proche.

      Comme il n’y a pas d’effaçon bien venu, il n’y a pas de signifiant pour se signifier de lui-même ― seule en subsiste l’expérience à mener de la parole, seule à même, à mon sens, de lutter contre les exactions d’une société vouée à l’économie politique sans en comprendre les ressorts.

      Parlant d’Étienne Gilson, Lacan en avoue que lire celui-ci lui est plus-de-jouir. Quel rapport semblable de l’écriture et du plus-de-jouir ?

René Lew,

le 25 juin 2023

 


[1] M. Nadeau, Le roman français depuis la guerre, idées, nrf, Gallimard, 1963.

[2] A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, idées, nrf, Les éditions de Minuit, 1963 (la même année que le livre « anthologique » de Nadeau).

[3] Voir le pseudo-paradoxe du pendu, in W.V.O. Quine, « On a Supposed Antinomy », The Ways of Paradox, Harvard University Press, 1966 ― qui se conclut ainsi (relativement au fait que même l’exhaustion des possibles entraîne une sidération de la conclusion, et selon le raisonnement du prisonnier risquant la pendaison) : « […] let me suspend judgement and hope for the best » (p. 21), façon de s’en remettre à Dieu.

[4] Rappelons Lacan : C’est comment ? C’est qu’on ment. « Ce qu’on dit ment [sic] » (séminaire Le sinthome, le 18 novembre 1975), façon d’épicer l’intérêt pour les choses.

[5] J. Lacan, « Lituraterre », Autres écrits.

[6] Voir le colloque Lysimaque, El estallido : la récursivité comme éclatement de l’univers du discours et imprédicativité entre les jouissances (2020).

[7] Cela signifie que « l’histoire » contée se fonde le plus communément sur ce qui ne va pas et fait déchet et que le style permet de se débarrasser ou de faire passer (dans tous les sens de la locution) un tel déchet.

[8] Voir François Baudry, Éclats de l’objet, Campagne première, 2000.

[9] Cf. le colloque Lysimaque/Collège international de philosophie, Psychanalyse et réforme de l’entendement (II), Qu’un discours tienne…, 1997.

[10] Les Gommes,…

[11] J. Lacan, Autres écrits, Seuil.

[12] Loc. cit., p. 171.

[13] Voir R.L., Pulsion de mort et pulsion de destruction, Lysimaque, 2023.

[14] J. Lacan, « L’étourdit », Autres écrits, p. 453.

   

 

Participation aux frais

Inscription

chèque à l'ordre de l'Association de la lysimaque, à envoyer au 7 bd de Denain, 75010 Paris, avec vos coordonnées (nom, courriel, adresse, téléphone)
courriel: lysimaque@wanadoo.fr
tél 06 12 12 85 97
Entrée libre pour les étudiants

100€

Le nombre de places étant limité, on est prié de s'inscrire dès maintenant

Programme 

Samedi 1er février, dans l'amphithéâtre

matin, 9h00

― Emmanuel Brassat, La poétique improbable de la psychanalyse

― Sarah Schulmann, Résistance de la littérature

―  Julia Debray, Lacan, littéraire avant tout. Qu’en est-il pour la fonction de l’analyste ?

 

après-midi, 14h30

― Marie-Claude Hubert, La voix dans le deuxième théâtre de Samuel Beckett

― Annick Asso, Désigner et représenter le trauma du génocide au théâtre

― Claude Imbert, Sur quelques paradoxes de Fin de Partie : Beckett transforme le spectacle

― Felipe Bastidas (Quito), Para obnubilarnos de otras formas (Pour nous obnubiler d’une autre manière)

 

Dimanche 2 février, dans l'amphithéâtre

matin: 9h30

― François Ardeven, Jouer aux échecs avec Samuel Beckett, une lecture analytique de Murphy

― Michel Bertrand, Le jeu avec les maux dans Certainement pas de Chloé Delaume

― Lis Haugaard (Copenhague), Hélène Cixous et la question de l’écriture féminine

 

après-midi, 14h30

― Bernard Hubert, Artaud nous parle de Van Gogh…

― Soraya Makhloufi, Pour un oui, pour un non, de Nathalie Sarraute ou : l’Éloge des interstices

― René Lew : Habiller le monde d’un pantalon. À propos du Génie du lieu de Michel Butor

 

Mathématique et psychanalyse

Mathématique et psychanalyse (III)
Cheminement, mises en forme et représentations

René Lew

Osvaldo Cariola

René Guitart

 

les 22 et 23 mars 2025

à l'ITP

83 boulevard Arago, 75014 Paris

dans l'amphithéâtre

 

Pour voir le programme

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Argument

(Langues formulaires, formations de l’inconscient, formulations et signifiance, formalisations logico-mathématiques, exercices dans les pratiques)

 

     L’inconscient parle, mais pas seulement par symptômes et expressions symptomatiques diverses, car ce faisant il rend compte des rapports du sujet (le sujet de l’inconscient) au langage et surtout il les patronne[1]. D’emblée, une difficulté apparaît. Difficulté corrélative de l’inaccessibilité de la structure (du langage, de l’inconscient,… et aussi dans les mathématiques), uniquement saisissable au travers des multiples représentations qu’on peut en donner[2], et notamment en raisons de leurs travers. On peut soutenir dès lors que toute structure est fonctionnelle (dans la mesure où elle est constituée par des fonctions) et que les éléments qui y prennent place ne sont rien d’autre que les transformations de telles fonctions. (Frege appelle cette transformation Vertretung[3].) Il s’agit ainsi, pourrions-nous ajouter, de fonctions supposées appréhendables en intension (mais là est le paradoxe : en intension une fonction n’est pas accessible[4]) ou en extensions réelles, imaginaires et symboliques (tout au moins en psychanalyse, la question étant de savoir si ça vaut pareillement ailleurs), et dans ces domaines c’est efficace, encore que nécessairement borné, sauf facticité (Lacan[5]). En fait il importe ici de considérer toutes les significations de l’idée de fonction.  La fonction est d’abord la correspondance (fonctionnelle donc) qui relie abstraitement deux domaines, source et but, soit un pur agir (transformation), mais c’est aussi une manière d’agir, un moyen d’agir (ressource), et encore ce à quoi ça sert, une raison d’agir (motif). Ce que l’on conçoit si l’on s’interroge par exemple sur la fonction d’un organe.  La mathématique moderne privilégie le premier sens, et représente ensuite les deux autres en termes de « forme » et transformations d’objets, la forme d’un objet étant comprise comme le réseau des relations entre les fonctions (au premier sens) qui pointent vers l’objet.  Cela dit, c’est bien la considération systématique des fonctions et partant du point de vue fonctionnel qui motive le développement de la théorie des algèbres comme de la théorie des catégories.

     Ces extensions sont respectivement les parcours des valeurs de la fonction qu’on considère (soit la Bedeutung de Frege, « signification » selon Lacan), les formes de la valeur (Marx) ou les rapports de valeurs que les signifiants impliquent (si on les définit imprédicativement avec Lacan). Ces façons d’aborder la fonction par ses extensions, en tant que traductions de l’intension fonctionnelle, ont la consistance d’objets dans le réel, dans l’imaginaire et dans le symbolique, soit, respectivement, selon Lacan, a, S/ (sujet barré), S2.

     Le problème posé au « parlêtre » (Lacan) est ainsi de savoir non seulement manier la langue, mais aussi de pouvoir en faire état, en faire « état » (assumer une position) sans pour autant en réduire la dynamique qui y concourt. Une dynamologie (Bachelard) du langage et du sujet est ici requise d’opérer, dans ce qu’on appelle « l’économie subjective », construite pour ce faire.

     Notamment quant à la distinction entre la signifiance (organisatrice des signifiants, soit S1 pour Lacan) et l’organisation même du réseau multidimensionnel des signifiants (soit S2), différence concomitante de la distinction à repérer entre la fonction de la parole et le champ du langage.[6] C’est pour y insister que Lacan avancera le concept de « lalangue » (en un mot valise) qu’on peut interpréter (à défaut d’une stricte définition) comme le concept indiquant ce qu’il en est de la logique du langage, qui reste a dégager. D’où la question de l’accès possible à cette logique.

     Pour y parvenir, on pourra reconsidérer les langues formulaires[7]. Par exemple à partir de ce que la morphologie des formations dites de l’inconscient[8] nous montre, en tant qu’ouverture du normal qui se ferme dans le pathologique. Un tel problème touche en fait à la constitution des grammaires générales dans leur ensemble, et à la façon dont le choix de telle ou telle syntaxe, dans une construction noétique donnée, est tributaire de la mise en forme de la signifiance et de la construction des réels qui en découlent. Ici, la récursivité des fonctions est patente et déterminante, puisque la syntaxe retenue est construite pour induire ce qu’elle vise et ne devient effective qu’en retour. Depuis ces tentatives de passer outre certaines butées, questionner les diverses formulations des logiques ou des mathématiques dans leur lien à l’inconscient paraît essentiel pour déterminer en retour les syntaxes à l’œuvre dans la construction de tel réel ou de tel autre.

     À la question relative à ce qui constitue la pratique mathématique, on peut répondre par la construction d’un cheminement. Cette construction est contingente, au sens où l’on suit un chemin que l’on aura empierré pour ce faire, et nullement préconstruit. Le cheminement du mathématicien est donc distinct de la formalisation (comprise comme la construction d’objets formels). Plus exactement une mise en forme est, sous cet angle, la construction d’un objet par le cheminement qui y mène. Ce ne saurait être un objet figé dans une écriture aboutie. Un templet n’opère donc que dans le cheminement qui le construit.

     Il n’y pas de théorème seul, il n’y a que des constructions explicitant des théorèmes, et un théorème n’advient donc qu’indexé d’un cheminement vers lui-même, qui en fait l’épreuve.

     Autrement dit, tout comme on dit qu’il n’y a pas d’amour mais des preuves d’amour, il n’y a pas de théorème mais des preuves de théorème.

     La référence à Lacan dans cet argument est délibérée. Elle vise non seulement à renouveler l’attention qu’on lui porte, mais surtout à renouveler fondements et constructions de la psychanalyse elle-même. Dans ce cas, la psychanalyse doit-elle développer ses propres mathématiques et sa propre logique, ou peut-elle utiliser les mathématiques et la logique qui existent déjà, en les remodelant pour ses propres besoins formels ? Ne faut-il pas relativiser l’usage que Lacan fait de la topologie des variétés et de la référence aux objets qu’elle suppose ? Devons-nous en rester au « bon usage » des données de cette topologie ou avons-nous à en prolonger l’usage par l’étude de ses butées en termes d’imaginaire ? L’enjeu pour la psychanalyse dans ce questionnement sur le problème de la représentation et de la manière d’y aboutir consiste à vrai dire en la possibilité de donner à la métapsychologie freudienne un autre fondement que celui que la thermodynamique classique apportait à la théorisation de l’hypothèse de l’inconscient. Et partant, à reconsidérer le statut de l’« énergie psychique » supposée sous le nom de libido. Car de la même façon qu’il a fallu désarrimer le concept de gravitation de l’idée de force pour arriver à la concevoir en termes d’interaction, il nous faut en psychanalyse dégager la libido du soubassement ontologique qui lui est spontanément adjoint pour l’assumer en tant que fonction à partir des traductions (voir plus haut) dont elle se fonde. C’est là que la théorie des représentations en mathématiques peut nous inspirer dans notre propre conceptualisation de l’espace-temps (dit « topique » et « dynamique » chez Freud) propre au fait subjectif. Au total, c’est de la reformulation des présupposés de la matière signifiante chère à Lacan qu’il nous faut aujourd’hui nous occuper, par une critique argumentée de l’usage de la mathématique de son temps dont il a fait état à sa façon propre.

René Lew,

le 18 février 2023 ―

Osvaldo Cariola,

le 11 juillet 2023 ―

René Guitart

le 17 octobre 2023


[1] Ce terme renvoie à ce que l’on peut appeler « templet » (venant traduire le template anglais plus judicieusement que « gabarit »). Un templet est un modèle, à la fois compte rendu et patron (des couturiers). On peut se référer à Robert W. Ghrist, Philip J. Holmes, Michael C. Sullivan, Knots and Links in Three –Dimensional Flows, Springer, 1997.

[2] Lire Marc Barbut, « Sur le sens du mot « structure » en mathématiques », Les Temps modernes, n° 246, 1966 ; republication in Cahiers de lectures freudiennes n° 10, Lysimaque, 1986. Voire aussi les développements de la théorie des représentations en mathématiques et sa participation à la théorie des catégories. Le terme freudien pour faire état d’un tel mode de présentation est Darstellung. Assurément l’on se doit aussi de rappeler que l’inaccessibilité d’une fonction en intension, c’est-à-dire « comme telle », tient à sa signifiance, elle-même imprédicative (Lacan : « c’est justement de ce qui n’était pas que ce qui se répète procède », Écrits, p. 43).

[3] G. Frege, Grundgesetze der Arithmetik, 1ère éd. : t. I 1893 et t. II 1903, Olms Verlag, 1998. À distinguer des Grundlagen. Pour sa part Freud travaille cette question en terme de Repräsentanz. Philippe de Rouilhan utilise le terme équivoque de « représentation » pour traduire Vertretung ; voir Ph. De Rouilhan, Frege. Les paradoxes de la représentation, Éd. de Minuit, 1988.

[4] Pour soutenir cette assertion, mieux vaut redéfinir ce qu’est une fonction ― puisqu’il semble bien ne pas en exister de définition universellement reçue. (Voir Jean-Pierre Desclés et Kye-Seop Cheong, « Analyse critique de la notion de variable », Mathematics and Social Sciences, 44ème année, n° 173, 2006 (1), pp. 43-102.) Une fonction est une opération. Intrinsèquement à la raison qui y conduit, elle ne présente rien d’ontologique, elle ne peut être que fuyante, à mettre en jeu le temps que redispose l’opération à laquelle elle correspond. Grammaticalement on parlera de rhème. En elle-même une fonction n’est donc pas accessible, pas plus que le maniement qu’elle induit en se mettant sinon en œuvre, du moins en marche. Il faut passer à une conception extrinsèque de cette fonction pour en avoir une saisie possible. Et cela se fait selon deux modes. Le plus fregéen est l’extension qui donne la traduction de la fonction en objets, ce qui vire dès lors à l’ontologie et permet la saisie de cette fonction, du moins au travers de ses extensions (si elles ne sont pas imprédicativo-prédicatives). Non moins fregéen, mais moins usité du fait de la difficulté qui se présente à considérer extrinsèquement une fonction qui persiste à se présenter « telle qu’en elle-même », en intension, est la désignation de cette fonction par son nom. Ici il s’agit en fait de nomination et l’on en passe par le nom de cette fonction (soit y pour f(-)). En paire ordonnée, cela donne :

      (fonction en intension → (fonction en intension → fonction en extension)).

      désignée extrinsèque         opérant intrinsèque          prise extrinsèquement

      ment par son nom             ment à sa raison               en objet

                                               d’advenir

Mais cette désignation implique ipso facto la transcription de la fonction en objet, venant dès lors souligner a contrario l’insaisissabilité de cette fonction. La question se reporte dès lors sur ce qu’est nommer.

La « compréhension » de la fonction (Port-Royal) ou son intension (Hamilton) implique son objectalisation depuis sa nomination : on passe ainsi du fluidique à sa matérialisation, comme l’implique le templet du flux fonctionnel.

Une fonction considérée selon un domaine d’appréhension intensionnel ne se présente que comme variation ― inaccessible comme telle ―, et c’est bien sa seule matérialisation par ses extensions qui ouvre un accès à cette fonction. Voir encore Maurice Caveing, Zénon d’ÉléeProlégomènes aux doctrines du continu, Vrin, 1982.

[5] J. Lacan, Autres écrits, pp. 256-258.

[6] J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, 1966.

[7] Begriffsschrift de Frege, voir Claude Imbert, Phénoménologies et langues formulaires, P.U.F. 1992.

[8] Un des séminaires de Lacan s’intitule ainsi.

   

 

Participation aux frais

Inscription

chèque à l'ordre de l'Association de la lysimaque, à envoyer au 7 bd de Denain, 75010 Paris, avec vos coordonnées (nom, courriel, adresse, téléphone)
courriel: lysimaque@wanadoo.fr
tél 06 12 12 85 97
Entrée libre pour les étudiants

100€

Le nombre de places étant limité, on est prié de s'inscrire dès maintenant

Programme 

 

samedi 22 mars 2025 : amphithéâtre

matin : 9h00

― Inscriptions

9h30 : Clinique et métapsychologie ― Discutant : Jeanne Lafont

― Osvaldo Cariola, Du matérialisme freudien et de ses mathématiques

― Pierre-Christophe Cathelinau, Qu’appelle-t-on topologie clinique ?

― Michel De Glas (s.r.), L’inconscient est-il structuré comme un topos ?

 

après-midi : 14h30

Langages ― Discutant : Emmanuel Brassat

― Claude Imbert, Bref regard sur ces langages qui échappent aux articulations des langues naturelles                                                                           et programment nos machines

― Giuseppe Longo, Gestes, diagrammes, espaces dans l'analyse de la preuve

― Pierre Lochak, Mathématiques et métaphore

― Jean-Jacques Szczeciniarz, Des mathématiques pour la psychanalyse, en quel sens ? Ni analogie, ni application, ni modélisation.

                            Retour sur les réflexions d'Alain Connes

 

dimanche 23 mars 2025 : amphithéâtre

matin : 9h30

Images et dynamique ― Discutant : Bernard Lecœur

― Charles Alunni, Diagramme. La preuve par l’image

― Marie-Pierre Bossy, Entre image mentale et écriture, est-ce là que nous pouvons situer l’apport des schémas ?

― René Guitart, Cheminements par réflexions et réfractions

 

 après-midi : 14h30

Logiques ― Discutant : Pierre Pitigliano

― Evelyne Barbin, Les démonstrations mathématiques et les logiques

― Stéphane Dugowson, Dynamiques, dimensions connectives : sources, voiles et lieux de partage

― René Lew, En quoi la représentation construit-elle la structure ?

Mathématique et psychanalyse

Fascismes, totalitarismes, guerres, démocratie(s?) et positions subjectives

René Lew

Osvaldo Cariola

 

les 7, 8 et 9 juin 2025

à l’ITP

83 boulevard Arago, 75014 Paris

dans l'amphithéâtre 

 

Pour voir le programme

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Argument

 

     Il s’agira des diverses positions subjectives opérant à l’égard de la politique ou impliquant celle-ci. Radicalement, la politique démontre l’antinomie entre fascisme et démocratie. Ce n’est pas un scoop (malheureusement, puisqu’on en a déjà fait l’expérience).

     Pour parler du sujet, le point de départ est dans la structure signifiante. Disons que l’économie politique s’établit sur les jouissances, à commencer par celle de l’Autre. À faire sien l’adage de Lacan que cette jouissance est celle qu’il ne faudrait pas, se trouve assuré ce qui vient barrer cette jouissance. Encore faut-il logifier plus avant cette barre, à pouvoir distinguer cette jouissance de l’Autre de ce qui soutient proprement le sujet en tant que jouissance phallique. Mais la négativité touchant la jouissance de l’Autre s’objectalise comme a, objet de rebut entre autres, le sujet y trouvant pour sa part la source d’un plus-de-jouir soutenant la jouissance phallique, car le a est aussi objet d’intérêt.

     En substance, le mode de production industriel actuel, fondant le capitalisme, convertit chaque plus-de-jouir proprement singulier en plus-value sommable. C’est que les objets de la psychanalyse (soit l’objet a, le sujet lui-même S/   et le signifiant « linguistique » S2, tous pluriels) sont tous clivés et l’on peut soutenir qu’à s’appuyer sur eux leur coupure est resignificantisée de manière standardisée, communautarisée,… de manière que s’en organise un « recharnement » de la coupure (en termes de voisinage qui lui donne chair), ce qui en autorise la cumulation des objets refendus, à commencer par le signifiant.

     L’étalonnage de la plus-value dans le groupe développe donc celle-ci et en permet la capitalisation dans le groupe. C’est le schéma freudien du groupe dans le chapitre VIII de la Massenpsychologie dévolu à l’hainamoration et l’hypnose.

     Ce faisant la plus-value « massifiée » et son arithmétisation spécifient la prédicativité (l’assurance que les choses sont des données valant en elles-mêmes et par elles-mêmes). Mais le signifiant (et non plus l’objet préconçu) est par contre fondé d’imprédicativité. Il a recours à l’hypothétique impliquant sa récursivité, qui se transfère donc en prédicativité par la voie de son « hystorisation » (Lacan) imprédicative. Ainsi peut-on opposer la fonction du sujet, mobile, à l’acquis inamovible des objets : au total, l’on en vient à apparier depuis leur différence l’asphéricité signifiante et le sphérique objectal.

     Tout cela nécessite de développer une théorie plus avant poussée de la consécution comme de la conséquence, telle que le successeur est induit uniquement par une hypothèse, ce qui l’amène à devoir se substituer plus réellement à son antécédent en traduisant à rebours sa structure d’objet en fonction valant dès lors comme opératoire.

     De là les positions subjectives s’associent dans la structure aux significations objectales et au sens subjectal et signifiant. Un lien à l’idéal s’en détermine dans l’objectalisation de celui-ci, comme dans la subjectalisation directe de cet idéal.

     La superposition de cette structure, dans sa dynamique, et des reliquats statiques qu’elle a laissé déposer antérieurement, donne un templet (à la fois compte rendu et patron organisateur) à partir duquel la structure économico-politique interpelle l’individu en sujet.

R.L. 23 février 2023

*

[…] le collectif n'est rien,

que le sujet de l'individuel.

J. Lacan, Écrits, p. 213.

 

La guerre, encore

     Là où l’on croyait être dans le meilleur des mondes et que l'histoire avait même fini dans l'éternité du bonheur capitaliste, on a été réveillé du « sommeil dogmatique », dont le mot d'ordre Wandel durch Handel fixait l'Europe, par une invasion coloniale et totalitaire. L'histoire revenait en force.

     Un ami me disait à l'époque — ça fait déjà un an et le conflit risque de durer encore plus — que peut-être le mieux était que l'Ukraine se laisse faire et accepte d'être envahie, car, comme il me l'a expliqué, non sans ironie, au moins ainsi « il n'y aurait pas trop de destructions ».

     L'argument me paraissait raisonnable. Mais néanmoins inacceptable. La question étant : pourquoi ? Pourquoi ne pas rester dans le champ du raisonnable ?

 

Un désir de destruction

     La réponse a été donnée par les faits. Non pas seulement par la rage dévastatrice qui s'est déchaînée sur l'Ukraine —ça compte aussi, bien sûr— avec ses bombardements, exactions, déportations et violences innommables, mais par le constat que, depuis le début de la guerre, mais surement depuis longtemps en tant que projet, il s'agissait pour les envahisseurs d'obtenir purement et simplement la néantisation la plus radicale qui soit : à savoir l'éradication, l'annihilation d'une relation signifiante.

     Si l'Ukraine a été envahie, c'est simplement parce qu'elle devait disparaître. L'idée même qu'il pourrait y avoir des Ukrainien(ne)s était insupportable et ne pouvait qu'aboutir à un souhait d'annihilation. Voilà l’Endlösung, de nouveau.

 

Selon quel fantasme ?

     La question a au moins deux versants. Côté agresseur et côté agressé.

     Car si l'exigence de destruction ici mise en acte se soutient d'un fantasme (soit d'une structure signifiante), le désir d'y parer ne l'est pas moins.

     Du côté de l'agresseur, il est certain que pour le maître du Kremlin et ses complices, c’est le résultat d'un calcul politique (raté d'ailleurs), basé sur des contraintes de croissance (ah le Lebensraum !) dues aux limites d'une économie d'extractivisme et de spéculation forcenée. L'arrière-fond idéologique a été donné par une position revancharde qui, bizarrement, ressemble beaucoup à ce qui fut promu par la « révolution conservatrice » autour des années '20 du siècle dernier en Allemagne, position revancharde aujourd'hui confortée par une idée diffuse et farfelue sur l'Eurasie qui devrait restaurer une grandeur qui d'ailleurs n'a jamais existé. Là, on se trouve face au problème relatif au rapport entre le fantasme et le pouvoir — c’est-à-dire : la façon dont la position de pouvoir est gérée par les gouvernants.

     Le côté agressé nous présente un autre aspect du problème. Ici n'est pas du tout négligeable le fait que les ukrainien(ne)s eux-mêmes ont sûrement été surpris de leur propre réponse aux événements. Il n'est même pas invraisemblable que, si Volodymyr Zelensky n'avait pas tenu bon dans sa fonction, l'opération spéciale de Poutine aurait réussi. Or, elle a échoué par le fait d'une pure relation signifiante qui, d'une part, a mis le comédien face à ses devoirs pour du vrai et, d'autre part et en même temps, a mis en défaut l'euphémisme minable du despote qui a été ainsi réduit à ce qu'il est : un simple produit de la Novlangue (libération de l'Ukraine du nazisme, etc.). Il est remarquable de voir comment le geste de Zelensky fait émerger un signifiant nouveau qui était assurément dans l'air du temps (les événements dits de « la révolution de Maïdan » n'y ont certainement pas été pour rien), mais ce signifiant nouveau se fait contraignant pour lui et ceux qui s'y reconnaissent au moment où ils ne peuvent pas ne pas dire ce qu'ils ont dit — à savoir : « Non ». Il y a là quelque chose de l'ordre de ce que les historien(ne)s de la Révolution française (il faut absolument lire ce que Sophie Wahnich formule là-dessus) appellent « l'émotion du peuple » — moment fécond et éphémère, mais néanmoins constituant car subjectivant — qu'il nous faut appréhender (annehmen) pour ainsi concevoir le difficile rapport du fantasme à l'histoire (c'est-à-dire, à proprement parler, die Geschichte, puisque celle-ci est une affaire pulsionnelle).

 

Donc, la pulsion

    Car la pulsion (de mort notamment) produit les conditions de possibilité d’existence des objets.

     Et si le fantasme peut amener effectivement à la violence, c’est tout à fait le contraire qui arrive avec la pulsion, qui n'a, dès lors, rien à faire avec la destruction (Thanatos étant plutôt l'index de l'empêchement du travail de la Todestrieb).

     Ceci est assez bien articulé dans l'inachevé L’homme Moïse et la religion monothéiste (publié de manière posthume en 1940), auquel il nous faudra sans doute  revenir, pour valoriser ce que Freud a à nous dire dans son Warum Krieg ? de 1932 . Dans le Moïse il distingue en effet clairement la valeur de die Geschichte et par rapport à l'historisation (das Historische) et par rapport à l'Histoire (die Historie, toujours prête à être réécrite — comme Poutine le fait à dessein et selon son intérêt, par exemple), car die Geschichte est plutôt tributaire de die Urgeschichte, qui, elle, correspond moins à une origine (ou de l'original) qu'une relance du vide engendrant à quoi la pulsion de mort en fait donne nom. 

     L'émotion dont nous parlons ici correspond ainsi, à mon sens, à la subjectivation que la dite Urgeschichte amène avec l'introduction du temps logique. Elle donne la raison d'une position subjective à venir. Ceci veut dire que cette émotion-là ne se réduit à rien de psychologique avec son sentimentalisme morbide dont il faut la distinguer absolument (le travail d'Eva Illouz a cet égard est essentiel), car c'est la possibilité même d'étudier l'action de la fonction signifiante comme telle, si je peux m'exprimer ainsi, et, sinon celle-ci risque d'être loupée.

     Or l'enjeu même de ce qui se passe entre totalitarisme et démocratie se trouve à ce point-là. Je dirai ― ce type de proposition est à discuter ― : le point de partage passe entre l'émotion du peuple ukrainien et le pathétisme identificatoire auquel la propagande russe se réfère. C'est peut-être la différence entre la vie et la mort.

 

De la fonction signifiante

     Car détruire une idée (l'idée, en ce qui nous concerne ici, est que l'Ukraine et les ukrainien(ne)s existent) nécessite inéluctablement de s'attaquer à la fonction signifiante qui la soutient et donc à la signifiance comme telle. Il s'agit ainsi non pas seulement de forclore un signifiant, comme on dit, mais de Ausradieren une position subjective (éradiquer, c’est-à-dire effacer même l'effacement de son trait), puisque la donnée imprédicative d'un signifiant représentant un sujet pour un autre signifiant vaut aussi pour l'interprétation récursive d'un sujet se définissant par le fait de faire valoir un signifiant pour un autre sujet.

     Dans l'état actuel des choses, il faut accepter que le discours de la guerre domine. Que la guerre se déroule désormais selon sa propre dynamique et que sur le « terrain », comme on dit, les raisons plus au moins pratiques voire idéologiques qui ont mené à l'invasion importent assez peu. À ce jour, il s'agit « simplement » de « gagner » ou de « perdre ». Voilà tout. Il n'empêche que l'enjeu reste une affaire signifiante et que cela engage inévitablement certains problèmes profonds de subjectivation. Je reste donc face à la question de mon ami, qui, en gros, revient à ceci : « À quoi bon se défendre ? »

     Eh oui — pourquoi ? Qu'est-ce qui peut justifier d'assumer les conséquences de dire « Non » ? Et puis : peut-on réduire « ça » simplement à une affaire d'identification (« imaginaire » ou « symbolique », peu importe) ?

     Voilà où nous en sommes : pour sortir du piège identificatoire, il faut nous occuper du rapport entre pulsion et discursivité ; ce qu'implique produire une autre conception du langage que linguistique — et du coup, pour la psychanalyse, décaper le signifiant du linguistic turn dont il est encore empreint.

 

Totalitarisme et « homme nouveau »

     Il ne s'agit donc pas tant de : « position subjective : entre totalitarisme et démocratie », que d'assumer que le totalitarisme se fonde aussi d’une position subjective. Et si je parle de « totalitarisme » (et non pas de « fascisme », etc.), c'est parce que ce qui m'intéresse est d'appréhender le problème dans sa totalité (!). Mais peut-être, qu’il vaut mieux parler « des totalitarismes », au pluriel. Je résiste en tout cas à évacuer la question en termes de folie ou autres du même ordre. Puisque, derrière la variété dans la grandiloquence et l’emphase des propos utilisés, le caractère crypté et embrouillé des formulations argumentatives, voire l'intransigeance péremptoire des conclusions, dans n'importe quel totalitarisme on trouve toujours à l'horizon l’idéal d’un « homme nouveau ». Que ce soit un « homme nouveau » à trouver, retrouver ou produire (c'est selon), il s'agit à chaque fois et toujours d'un projet de pédagogie musclée, avec hygiène a l'appui et la mort sacrificielle comme mesure.

     Dans le cas que nous occupe en ce moment, il y a en plus cette particulière odeur à geôle qui émane de la peur des criminels de droit commun, des dissidents et des opposants réels ou supposés, comme du personnel pénitentiaire qui leur est assigné. Peur dont l'immixtion a caractérisé historiquement le régime du goulag et soutient encore aujourd'hui la gouvernance pratiquée par Poutine (avec son système de népotisme, surveillance et ploutocratie incluse). Ce qui reste, selon les paroles utilisées par Peter Reichel à propos des nazis, n'est que de l’esthétique et du divertissement. Question qui nous intéresse aussi.

 

Tous démocrates ?

     Car cette esthétique — qui en son temps par son versant fasciste a intrigué Georges Bataille et l’a amené à se pencher sur elle avant de réaliser que la sacralité qui la caractérise est postiche —, cette esthétique se donne comme la démocratie même et le totalitarisme se présente comme un acte de protection intervenant au profit d’un intérêt supérieur : le despote serait celui qui, au fond et paradoxalement, s'offre au nom du peuple à la « vraie » démocratie (que ce soit en tant que fait ou comme promesse), celle-là même dont l'incapacité du dit peuple à la gérer correctement force l'homme élu à intervenir.

     Or cela nous oblige à repréciser notre propos. Je veux dire : à se demander si on peut dire quelque chose là-dessus psychanalytiquement parlant, et même considérer que la question de la démocratie regarde la psychanalyse.

     Il me semble que selon un abord empirique la chose est plutôt tranchée : c'est un fait d'expérience que psychanalyse et dictature vont plutôt mal ensemble. Mais bien sûr, ce n'est pas la question, puisque ce qui compte est plutôt de savoir s'il y a quelque chose d'intrinsèque a la psychanalyse qui touche à ce que la démocratie suppose. Je dis « suppose » à dessein, car toute supposition implique, ipso facto, de reconnaître la relation signifiante en jeu, soit la signifiance.

     Précisément, la fonction signifiante lie psychanalyse et démocratie, dans la mesure où le praticable propre à chacune d'elles en dépend. Autrement dit, c'est en fonction d’une certaine pratique de la parole que les choses se jouent dans les deux cas.

     On me dira (comme on me l'a déjà dit) : mais la démocratie n'a jamais existé, la « démocratie athénienne » n'en était pas une, la « démocratie libérale » ne l'est pas non plus, etc. Oui, c'est sûrement vrai, je le sais bien. Et pourtant…

     Et pourtant... Et pourtant il faut y tenir. Car au point où l’on en est venu dans ce que, faute de mieux, on peut appeler « la marche du monde », je crains que la situation devienne encore plus désespérée pour les gens, si l'idée même de démocratie (même avec toute son ambiguïté) disparaissait. Entre autres choses parce qu'avec cette disparition-là, l'idée de psychanalyse mourrait sans doute aussi. Et vice-versa !, nous faut-il aussitôt ajouter. Parce qu'il nous faut entendre que la psychanalyse participe de la longue histoire du dégagement signifiant du mot « démocratie » comme de sa réalisation et fait aujourd'hui en tout cas de facto (ne serait-ce que par le fait du freie Einfall) partie de son incontournable réseau.

     Mais il nous faut aller encore plus en avant. Il faut en effet aussi assumer que la subjectivité moderne —c'est-à-dire la position subjective qui se dégage après la mort de Dieu, comme le disait Nietzsche— dépend à jamais du rapport entre l'hypothèse de l'inconscient et la supposition d'un échange démocratique possible. Autrement dit : que du fait d’avoir pointé la place du désir dans le monde, le psychanalyste est responsable d’une part de l'état des choses (de la moitié du symptôme, comme Lacan disait).

 

La question du capitalisme

     Et puis on a le fait du capitalisme. Freud pensait que le malaise dans la civilisation venait du fait que le capitalisme prive le prolétaire de sa portion de jouissance. Il faut y ajouter que le dit malaise est aussi agencé par le poids de sa jouissance que le capitalisme lui-même fait subir au prolétariat aujourd'hui démultiplié mais persistant à être dégagé des possibilités de jouir.

     Cette prolifération n’est pas uniquement due à la prolétarisation de couches de plus en plus vastes de la société. Car elle va de pair avec l'expansion absolue du régime capitaliste dans le monde. De ce point de vue, il faut dire que le système capitaliste a gagné (si « gagner » veut dire imposer son critère de production et son type de société urbi et orbi). On voit en tout cas mal en ce moment ce qui pourrait raisonnablement s’y substituer — les conflits géopolitiques actuels sont de simples repositionnements à l'intérieur des mêmes relations de production, avec la globalisation et la précarisation comme cadre de subjectivation pour la plupart des citoyens.

     Le psychanalyste peut assumer sa tâche selon deux versants : soit comme tenant d’une restitution de la force de travail (voire de consommation), soit comme tenant d’une pratique anticapitaliste. Le premier consiste à lier la psychanalyse au discours médical (insister dans le traitement en tant que Behandlung), le deuxième renforce la pratique poétique de l'inconscient (à proprement dire, créationniste), en insistant sur le versant Kur de la pratique. C'est assurément un choix politique.

Mais alors, comment soutenir une pratique anticapitaliste avec les moyens de la psychanalyse dans un monde qui ne veut rien en savoir ?

 

De la liberté en psychanalyse

     D'abord en se rappelant que la Grundregel de la psychanalyse s'organise par le maniement de deux pratiques de liberté : celle de la freie schwebende Aufmerksamkeit, dont l'analyste a la responsabilité, et puis le freie Einfall, qui définit la tâche de l'analysant. Je pense qu’il n'est pas anodin de se le rappeler de temps en temps. La pratique même de la psychanalyse est anticapitaliste, ne serait-ce que par le fait qu'elle n'implique aucune capitalisation, car en elle-même elle n’a pas recours au groupe.

     Et puis il y a cet autre aspect que je trouve aussi important : à savoir que justement la psychanalyse montre que la liberté, la démocratie et la raison ne sont pas des catégories inhérentes au capitalisme, tel que ses porte-parole l'affirment. Bien au contraire. Le capitalisme s'accommode très bien des régimes dictatoriaux (von Hayek n'était pas plus gêné que ça) et la liberté politique s'y module selon les besoins. Quant à la raison elle ne va plus loin, dans ce contexte-là, que the rational choice theory.

     Par son maniement du signifiant et la théorie qui en découle la psychanalyse peut contribuer à la réarticulation de ces questions, et peut-être — peut-être — apporter sa contribution au barrage contre les phénomènes comme le populisme, le fondamentalisme/ évangélisme et d'autres encore, qui sont symptômes sociaux de l'égarement du désir.

 

Du désir abruti

     La situation en Ukraine est bien sûr un fait contingent comme il y en a bien d'autres (le drame terrible que subissent les femmes en Afghanistan, par exemple). Il n'empêche qu'elle met les points sur les i sur une série de problèmes cruciaux dont la psychanalyse s'est trop facilement dégagée en appelant à une extraterritorialité fondée sur LA clinique. Ces questions que j'amène ici — la démocratie, la liberté, la rationalité, la signifiance— et toutes les autres qui leur sont liées — les questions du droit, de l'État, de l'oligarchie (qui n'est pas seulement un problème de la Russie, loin de là), des organisations mafieuses, etc.— pourront être traitées l'année prochaine sous leurs différents aspects.

     La formule concernant « le désir abruti », que Lacan utilise à la page 639 des Écrits, m'a toujours interpellé. Elle pourrait bien être utilisée pour calibrer ce dont il s'agit, sans pour autant pathologiser la donne. Serions-nous ainsi en mesure de « rejoindre l'horizon de la subjectivité de notre époque » (Écrits, p. 321) ?

Osvaldo Cariola,

le 20 février 2023

   

Participation aux frais

Inscription

chèque à l'ordre de l'Association de la lysimaque, à envoyer au 7 bd de Denain, 75010 Paris, avec vos coordonnées (nom, courriel, adresse, téléphone)
courriel: lysimaque@wanadoo.fr
tél 06 12 12 85 97
Entrée libre pour les étudiants

100€

Le nombre de places étant limité, on est prié de s'inscrire dès maintenant

Programme

 

samedi 7 juin 2025

matin

9h00 - 9h30 : Inscriptions

 ― Philippe Chaillou, La part maudite

― Claude Eisenberg (Tel Aviv, Paris), Quand surgit Jules Soury, un faisceau d’idées prélude à l’époque catégorique

― Vanessa Lew, Confusion dans les tâches revenant aux divers intervenants dans la protection

         des majeurs : déréliction systémique de ceux-ci

 

après-midi (14h00)

― Emmanuel Brassat, Subjectivité, subjectivation et démocratie : De l’incertitude des temps à venir

― Massimiliano Nicoli, Hayek avec Sade. Kultur-Über-Ich et subjectivation surmoïque néolibérale

― Pierre Pitigliano, Paranoïa et politique

― René Lew, Politique de la désubjectalisation. Sur les « délires scientifiques »

 

dimanche 8 juin 2025

matin (9h30)

― Osvaldo Cariola (Copenhague), Lecture de Der Wert des Staates und die Bedeutung des Einzelnen, de Carl Schmitt                                     (trad. fse La valeur de l’état et la signification de l’individu)

― Daniel Koren, Totalitarismes et démocraties : discours, agencements pulsionnels et gestion des jouissances

― Sarah Schulmann, Incidence de la violence fasciste

 

après-midi (14h00)

― Laure Boissel, L’importance de prendre soin de la boucle retour pour lutter contre la désubjectivation

― Jeanne Lafont, Un exemple avec V. S. Naipaul : comment le politique peut rendre fou un sujet

― Pierre Smet (Bruxelles), Être, exister, vivre

― Enrique Tenenbaum (Buenos Aires), Los dioses oscuros (Les dieux obscurs)

 

lundi 9 juin 2025

matin (9h30)

― Jean-Charles Cordonnier, Wofür Krieg

― Bernard Genetet-Morel, Vies privées comme vertus publiques : prospérité et dépressions, subjectivité

― Amîn Hadj-Mouri, Le sujet, négation essentielle à la déconstruction décoloniale

 

après-midi (14h00)

― Marc Morali, À l’impossible sommes-nous encore tenus ?

― François Leroux, Le pire arrive avec les mots, langage totalitaire actuel

― Pascale Rosenberg, Comment négocier contre le négoce fasciste du capitalisme

 

 

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